Elle signe des mises en scène d’une rare puissance. Julie Deliquet, directrice du Théâtre Gérard Philipe, nous partage sa vision dans Former Autrement avec l’improvisation.
Une femme de théâtre… et une voix précieuse dans ce livre où l’improvisation transforme la formation.
Elle fait partie de celles qui ouvrent de nouveaux chemins dans le monde du théâtre… comme en 2021, lorsqu’elle a inauguré la soirée à la Cour d’honneur du Palais des Papes, une première pour une metteuse en scène depuis Ariane Mnouchkine, en 1984.
Elle partage son regard sur le lien entre exigence artistique, direction d’acteur et spontanéité.
Une parole précieuse, issue d’un parcours qui redéfinit les contours du théâtre contemporain.
Pour moi, la mise en scène, l’enseignement ou la direction d’un théâtre, c’est la question primordiale de se découvrir par l’autre. Je n’arrive pas à concevoir la question du « faire théâtre » sans le partenaire. La rencontre se fait par autrui, c’est le plus grand apprentissage. Souvent, les élèves ont une grande aptitude parce qu’ils ont l’habitude d’être trente par classe tous les jours de leur vie.
Les élèves ont une hyper-conscience de l’autre, quand je dis l’autre, ce n’est pas forcément une autre personne, c’est les autres. Cette conscience que l’on est un parmi d’autres et que l’on est un corps social. J’ai l’impression que le théâtre ne fait qu’interroger cette question de mettre des humains face à d’autres humains. Et si on avait une bonne méthode pour faire du bon théâtre, on l’appliquerait tous, donc ça reste une grande inconnue.
La question du « théâtral », parce qu’elle dépend de l’humain, dépend aussi du ratage et de la réussite. L’un ne peut pas aller sans l’autre. La virtuosité peut être un outil, mais elle n’est pas une finalité ou une quête. Au théâtre on apprend, c’est quasi instantané : rater, rire de nous, avoir le sentiment d’avoir cherché quelque chose au plateau et de ne pas l’avoir trouvé. Pourtant c’est cette chose-là qui est une grande trouvaille.
C’est ouvrir un terrain inconnu, et ça reste toujours très pionnier. On va ouvrir un monde pour une impro de dix minutes, avec ce geste de création, d’imaginaire, on ouvre un monde qui n’existait pas. C’est une chance folle.
Cela revient un peu aux jeux que l’on fait dans notre chambre d’enfant et qui fait que cette chambre se transforme en scénographie, c’est un endroit de grande activité créative. On n’a pas besoin de savoir-faire, là on peut ne rien savoir, d’ailleurs qu’on ait fait beaucoup de théâtre ou qu’on en fasse pour la première fois, l’acte de création nous met tous à égalité. Une égalité de force et une égalité de faiblesse à la fois. En plus, on n’a pas forcément de technique, même dans l’horreur des camps de concentration, les gens ont continué à faire du théâtre pour se sentir vivants.
C’est ce qui me trouble et ce qui me bouleverse tous les jours. Se dire que de toute façon, on ne saura jamais le faire, et tant mieux d’ailleurs. Le théâtre, c’est un art accessible, tout le monde a déjà joué dans un jardin avec ses cousins, tout le monde a déjà fait du théâtre même s’il dit ne pas en avoir fait.
Dans un projet pédagogique amateur ou bien sur un projet professionnel, c’est l’engagement qui est primordial. L’engagement du temps que l’on se donne ensemble, l’engagement de regarder les autres, de faire des propositions, de travailler. C’est le travail qui nous unit. Un engagement aussi sur le long terme, puisque tout va se passer dans une expérience. C’est un engagement humain des uns vis-à-vis des autres et c’est engagement collectif.
On va créer à partir de nous, c’est comme créer une famille choisie, un peu éphémère, dans laquelle on accepte nos différences de fonctionnement, mais on a tous passé un accord en se disant que l’on cherche une œuvre commune qui ne sera pas l’œuvre de quelqu’un ou de quelqu’une. Moi, quand je propose un projet, j’attends d’être dépossédée. J’attends que ce projet que je pensais mien devienne totalement le leur pour qu’il soit le nôtre.
Le plus appelle le plus, il faut savoir gérer. Un groupe, ce n’est pas un chœur, on ne cherche pas à faire un. C’est vraiment la science de la différence. Dans un groupe, il y a un renouvellement des forces et des faiblesses. Ce qui fait qu’il y a une notion d’infini dans un groupe. Un groupe, il ne se dompte pas, il faut en prendre soin, c’est-à-dire qu’il faut savoir accueillir les différences sans pour autant être dans une forme d’anarchie, de grand bazar permanent qui ne ressemble à rien.
Moi, ce que j’ai trouvé, c’est avoir une méthode adaptée à l’œuvre que l’on cherche. J’écris vraiment des méthodes, mais ces méthodes sont toujours réécrites en fonction de l’œuvre qui nous unit. Ma façon de gérer le surnombre c’est de dire que plus l’exigence est grande, plus on donne le meilleur de nous, parce que l’autre l’a fait. J’ai l’impression qu’il faut toujours mettre la barre très haute dans un groupe et se dire que parfois on n’y arrive pas, plutôt que d’être dans quelque chose de trop didactique.
Parce qu’un groupe, il peut très vite devenir un peu « poids » aussi, il y a plus d’indiscipline, c’est normal, il suffit d’une personne, et sur quinze, il y en a toujours une, et le lendemain, ce sera un autre. Il faut l’accepter.
Par contre il faut prioriser la force du groupe, se dire : « j’ai envie d’être à la hauteur pour mon partenaire parce qu’il m’a donné tellement que j’ai envie de lui rendre. ». Dans la mise en scène, je me mets aussi en tant que partenaire. Quinze personnes qui se mettent ensemble et qui veulent donner le meilleur d’elles-mêmes, c’est bien plus impressionnant que si on était que deux. Et quand on tombe, quand on rate, de toute façon on ne sait jamais d’où cela est venu, ce n’est jamais la responsabilité de quelqu’un, c’est toujours une responsabilité collective.
Ça permet de ne pas être dans un individualisme de « c’est grâce à moi » ou « c’est à cause de moi ». On ne raisonne jamais comme ça. On est tous embarqués dans la même quête et on a tous les mêmes grands moments de joie lors d’une impro réussie un lundi et des grands moments de doute partagés le mardi.
Prenons le travail d’une œuvre avec un texte. Pour moi, faire du théâtre ce n’est pas sacré. C’est un art très artisanal, c’est du vivant, il ne faut pas sacrer l’humain, il est comme la nature, comme les animaux. J’ai un rapport très horizontal à tout. En revanche, ça ne veut pas dire que l’horizontal doive devenir totalitaire et doive avoir un effet « masse ». Donc j’estime que chacun et chacune a une place différente, à la scénographie, à la lumière, au plateau. L’auteur je le considère pareil, il fait partie de l’équipe, seulement il a un temps d’avance. Avant même la fin des répétitions il sait qui il y sera à la fin. Je souhaite que l’auteur ne soit pas au-dessus de nous.
Souvent je découpe le texte, sous forme de module, je divise les répliques, je fragmente la pensée. J’arrive à 200 ou 300 modules que je demande aux acteurs d’apprendre. Déjà on voit qui prend la parole dans ces modules, qui porte les thèmes, qui n’est qu’en réaction, on fait un observatoire, c’est très vivant, ce n’est pas « à table » que l’on fait cela, c’est sur le plateau.
La parole est un muscle de l’oralité, c’est comme le parallèle sportif, comment physiquement la pièce est organisée et quels sont les moteurs de l’écriture, quels sont ceux qui se taisent ? Ensuite je propose des scénarios qui s’émancipent de la pièce. Chaque jour un pas de côté, avec un scénario émancipé, on dit les mêmes mots, mais pas dans le même ordre et dans un autre contexte, c’est dans la veine de la pièce mais je la déplace légèrement.
Dans ce contexte, on a l’impression que les mots sont prononcés pour la première fois, comme en impro mais en mieux écrit. Par exemple si je travaille Oncle Vania, je me mets dans un contexte collectif dans la maison, plutôt que d’être dans une scène privée dans le bureau. Je propose que l’on regarde tous un film, allez on va tous regarder Nosferatu. Je mets une bande son d’orage, il est minuit, et le professeur a eu le délire de se dire « on regarde un film en noir et blanc ».
Vous subissez tous l’envie du tyran. Les acteurs regardent le film en vrai, souvent je leur donne des sensations réelles, ils ne doivent s’exprimer qu’avec les mots du texte sur un temps assez long. Ils font un montage en direct. Le défi des acteurs c’est de me faire croire que c’est la première fois que ces mots sont dits dans leur bouche. Je monte un dramaturge et je me laisse quand même la possibilité de remanier l’ordre des répliques si l’expérience théâtrale nous a mené à constater que cette modification amène plus de vivant.
J’essaye de trouver un territoire original, devant Nosferatu, j’ai l’impression de rencontrer le partenaire Tchekhov.
⭐️Qu’est-ce qu’une telle méthode demande ?
L’exigence la plus grande, c’est déjà la bienveillance, parce que lorsque l’on joue, on joue vraiment, donc si on joue vraiment une colère, on la joue vraiment, on ne se fait pas mal, mais on a suffisamment confiance pour dire : « Là, on y va ! », on connaît les règles du jeu, je fais mes retours devant tout le monde, pour tout le monde.
Parce que quand je m’adresse à l’un, ça ne veut pas dire que cette chose-là ne s’adresse qu’à lui. Elle doit être entendue par tous et toutes. Et moi aussi ce que je dis, n’a pas la valeur pyramidale d’un metteur en scène qui serait savant par rapport aux autres, je suis capitaine de l’équipe. Parfois une mauvaise improvisation, c’était aussi une mauvaise proposition de ma part, fin de l’histoire.
On rit beaucoup, en répétition on travaille beaucoup, en transmission on travaille beaucoup, on rit beaucoup, on ne rit pas forcément parce que c’est comique, on rit parce que c’est vivant, l’humain il nous surprend tout le temps. Même si c’est un moment tragique, c’est un rire de défense, un rire de je ne m’y attendais pas.
Le rire il fait communion, on entend tous que l’on réagit à la proposition de l’un ou de l’autre. Je ne cherche pas le rire, mais cette chose doit advenir dans le public, j’espère qu’elle va arriver, c’est un rire de réaction. Les humains du plateau entendant les autres humains qui sont en train de les observer, c’est une quête d’une observation mutuelle.
⭐️Comment faites-vous pour assumer ne pas savoir et comment transmettre sans savoir ?
J’aime entretenir ce sentiment de ne pas savoir, ce petit vertige, tant que l’on peut encore travailler, on peut trouver la situation. Il y a des choses qui arrivent à la générale, ou même des choses à la deuxième que j’intègre. Du premier jour des répétitions jusqu’au dernier jour des dernières dates, tout peut encore arriver.
Ce culte de l’art vivant, ce côté de répéter quelque chose, de chercher à bien faire, cela ne m’intéresse pas beaucoup. Faire un spectacle cela ne m’intéresse pas vraiment, c’est l’expérience humaine de création collective qui est un objet d’expérience.
Répéter un spectacle et enseigner, transmettre c’est vraiment la même chose. Rencontrer cette possibilité de s’exprimer, d’exprimer quelque chose de soi à travers l’autre. Ce que j’adore quand j’enseigne, que ce soit pour des amateurs ou des futurs professionnels, c’est l’égalité sur la possibilité de faire. Là où on peut différencier l’amateur du professionnel, c’est la capacité de refaire. C’est la différence entre le sport de haut niveau et le sport que l’on peut faire à son niveau.
Avec les amateurs on a parfois des moments de théâtre qu’un acteur professionnel cherche à obtenir toute sa vie. Parce qu’il a sa connaissance de son métier, son bagage de vie, et nous on reste des gens de théâtre qui faisons du théâtre. C’est aussi pour cela que j’aime travailler en immersion en dehors des murs.
On voit les corps sur un plateau, quand on n’est pas acteurs et actrices, c’est aussi ce que l’on cherche. Quand on observe les enfants sur le plateau, il y a quelque chose de théâtral qui se développe. C’est pour cela que je ne pourrais pas arrêter d’enseigner. J’apprends beaucoup, ça me déplace théâtralement, cela me nourrit pour mon propre travail de création. J’encourage mes acteurs à enseigner, ce sont des formidables pédagogues.
Nous allons en milieu carcéral, au sein de l’éducation nationale, dans le champ social à l’hôpital. Ce sont des endroits de vie. On nous dit ce sera difficile et puis finalement il y a quelque chose qui se passe, ça marche. L’humain a des ressources souvent insoupçonnées et l’impro met tout le monde d’accord. Le texte fait souvent peur. Les gens nous demandent mais comment faites-vous pour retenir tout ce texte ?
On sait très bien que ce n’est pas la partie la plus difficile de notre travail. Il y a des gens qui parlent très bien dans la vie et d’autre qui ont une capacité d’écoute et quand ils parlent alors qu’ils se taisent depuis très longtemps tout le monde écoute. Je leur dis faites-vous confiance, on ne cherche pas à tous être pareil ou à faire des matchs d’impro sur qui a le mieux manié la parole, qui a été le plus performant. Être sur le plateau, c’est d’abord écouter l’autre et c’est un corps. Notre corps parle avant nous.
Retrouvez cette interview dans le livre Former Autrement avec l'improvisation !
contact@autrementformations.com
Membre du Corner de l'Innovation de Centre Inffo
4 Av. du Stade de France, 93210 Saint-Denis
Dans le cadre des dispositions de la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, un repère fiable et unique a été créé pour certifier la qualité du processus de délivrance des actions concourant au développement des compétences : QUALIOPI. Le processus d’attribution de la certification QUALIOPI, rigoureux et normé, est réalisé par des organismes indépendants, accrédités par le , sur la base du référentiel national unique mentionné à l’article L 6316-3 du code du travail. La certification qualité a été délivrée à Autrement Formations au titre de la catégorie d’actions suivantes : ACTIONS DE FORMATION. Voir le certificat Qualiopi
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