J’ai pu voir des matches d’improvisation, c’est un bon exercice pour le temps d’une représentation, jouer avec le réel. J’utilise aussi l’improvisation pour mes pièces, mais c’est encore différent. Je vais creuser avec tous mes interprètes, en improvisant. J’étudie énormément les textes, la lumière et la scénographie, et j’invite les interprètes à me donner autre chose. Je vais tout faire pour que les interprètes m’amènent ailleurs que ce que j’ai préparé. Ce que j’ai préparé, c’est presque un filet de sécurité. À plusieurs cerveaux créatifs, on est nécessairement meilleurs. On ne travaille pas « à la table », c’est une rapide discussion, je donne quelques axes de recherche et puis on avance par duo ou par trio.

Je leur propose de préparer une improvisation, ils réalisent un geste de création. Ils deviennent aussi auteurs. L’autorité de l’auteur est ainsi démantelée et l’autorité du metteur en scène est partagée avec les interprètes. Tous les interprètes jouent tous les rôles. Si je monte Hamlet, tout le monde va jouer Hamlet dans des improvisations différentes, de cela je vais prendre les vraies trouvailles et je vais en faire une partition que je vais donner. C’est une base de travail, ça reste une proposition, ce sont des explorations d’une même scène, et cela élargit les possibles. Pour les spectacles plus contemporains, j’écris sur le plateau avec les interprètes, ils écrivent, ils produisent, chacun essaye le même texte, collectivement. 

La confiance en eux, dans le groupe et en moi, est capitale pour la réussite du spectacle. Je commence toujours par un discours, où je donne le cadre, le cadre économique et le cadre social. C’est l’occasion d’expliquer à tous comment ils sont traités. Quand on fait appel à des comédiens amateurs, cela ne veut pas dire que ce sont des comédiens gratuits. Je suis vigilant à bien traiter les comédiens professionnels comme les amateurs. C’est une première chose. Ensuite, l’énergie que je peux insuffler compte, je suis profondément gentil. Je veux m’assurer que personne ne prenne le pouvoir, même pas moi. Si quelqu’un tente de prendre le pouvoir, je suis capable de le rattraper, je suis garant de l’égalité entre artistes, professionnels et amateurs. Cela signifie aussi s’assurer que personne ne prenne le pouvoir entre personnes cis1 et personnes trans. Je donne les règles du jeu dès le début. Au théâtre, on travaille sur des scènes qui sont violentes, la question du consentement n’est pas à considérer seulement pour les scènes de sexe. Le consentement doit être la clé tout le temps, c’est la souveraineté de chacun, chacun doit pouvoir disposer de son corps. 

Il peut y avoir un danger à voir le théâtre comme un outil, une destination presque uniquement individuelle. Le théâtre, c’est un accomplissement collectif. On a pu lire et entendre, « remettre le théâtre à l’école » mais par qui et pourquoi ? Si c’est juste du développement personnel, il y a un danger. Ce serait seulement apprendre à bien parler ? Ça ne peut pas être un instrument de thérapie, on ne peut pas soigner ses peurs comme cela, ça peut aider, mais le but, c’est un but collectif. 

⭐️Le théâtre est-il en mesure de faire avancer nos idées, nos représentations du monde ? 

L’incidence est énorme. L’impact est réel, cela fonctionne très fort sur l’imaginaire, cela produit quelque chose dans l’esprit, dans les cœurs, dans les idées, … Et puis, c’est une expérience collective, on respire ensemble, on pleure ensemble, on a une expérience commune. Ça peut ouvrir des horizons, donner, ressentir la force du collectif. Passer de l’idée à l’action. La preuve du travail formidable des équipes ? Dans les réseaux des CDN (Centres Dramatiques Nationaux), il n’y a pas une seule circonscription qui soit passée au Rassemblement National. Quand on monte Dom Juan, je sais que tous les spectateurs ne sont pas proches de mes idées. Ils viennent et il se passe des choses. Dans Peer Gynt, l’acteur principal est d’origine berbère. La représentation de l’immigration n’est pas laissée aux mains de CNEWS. Je peux vous raconter une anecdote : c’est de voir une petite dame venir en avance au théâtre, poser son sac ; elle vient voir Ibsen. Et puis, il y a un gamin d’origine maghrébine, il est turbulent, il fait du bruit, elle est excédée. Il se passe la représentation, tout le monde est pris dans la dynamique, l’histoire, …

Lui, il adore, il se lève, il est content, la petite dame aussi, elle a eu son Ibsen. Les deux n’ont pas bougé et les deux applaudissent, c’est ça la culture commune, ils ont maintenant un référentiel commun. C’est ce qui contribue à transformer une population diversifiée en un peuple indivisible. N’en déplaise à certains, reconnaître la diversité n’empêche pas le commun ; c’en est même la condition. Au-delà de ce qui se passe dans la salle, le pouvoir symbolique du théâtre est énorme, il ne faut pas le minorer. Depuis que je dirige un théâtre, je n’ai jamais eu un tel porte-voix. Cette dimension se communique bien au-delà du spectacle, on a un pouvoir sur la représentation du monde, sur les imaginaires, le théâtre c’est un enjeu de société.